GREENSILL - L’affacturage inversé à contre-emploi

La chute de Greensill Capital va-t-elle ternir l’image de l’affacturage inversé ? Cette solution de financement des entreprises (reverse factoring) apparaît relever de l’ère des crédits subprime à observer sa mise en œuvre par le groupe australien : de multiples sociétés structuraient les facilités sur la base de factures parfois futures, en jouant sur les maturités pour arbitrer les taux d’intérêt, sans y regarder de trop près puisque le tout était couvert par l’assurance-crédit. Les créances commerciales étaient refinancées à la fois par des fonds et des particuliers, une banque interne au groupe rajoutant à l’impression de financiarisation débridée… Pourtant, au départ, cette technique d’avance sur factures est simple : « Le ‘reverse factoring’ fonctionne sur la base d’une convention cadre entre un financeur (‘factor’, banque ou fonds de dettes) et un ‘corporate’, résume Olivier Dhuime, directeur général, associé de Diot Financement, un courtier du secteur. Ce dernier fait bénéficier ses fournisseurs de sa qualité de signature. Les fournisseurs vont pouvoir financer sans recours leurs créances commerciales chez le financeur qui va couvrir son risque sur le ‘corporate’ en contractant une police d’assurance-crédit. »
Greensill s’était lancé il y a une dizaine d’années dans ce métier en vogue, à l’instar de nombreuses fintechs tirant parti des possibilités ouvertes par la technologie pour traiter les factures et analyser les risques des entreprises, en affacturage simple (financement des fournisseurs) ou inversé (financement des donneurs d’ordre). Sa chute, le mois dernier, fait suite à un développement effréné, les montants en jeu atteignant 10 milliards pour les fonds Credit Suisse et environ 840 millions pour le fonds GAM Greensill Supply Chain Finance. « La taille des opérations montées par Greensill semble d’une ampleur étonnante », relève Fabien Jacquot, directeur général de Corporate Linx, fintech spécialiste du sujet.
Assurance-crédit, un rôle clé
Le « reverse factoring » fait plutôt l’objet d’une mise en route progressive, les acteurs verrouillant toutes les étapes du circuit (voir le schéma), à commencer par le cadre juridique. « L’obligation de paiement a-t-elle été bien vérifiée chez Greensill ? Il semble qu’il y ait eu de l’à peu près », estime un concurrent. « Il faut des audits et des revues réguliers sur les entreprises et les systèmes de facturation, une fintech est mal placée pour le faire », avance un banquier qui vient d’ouvrir à des fonds tiers son activité historique de financement de factures. De fait, dans un rapport de notation attribuant, en octobre dernier, un BBB+ avec perspective négative à Greensill Bank AG, la banque allemande du groupe, l’agence Scope pointait notamment « l’addition des systèmes de Greensill avec ceux de fintechs tierces, pour l’origination, la structuration et la gestion des factures, exposant le groupe à des niveaux élevés de risques opérationnels ». L’opacité du risque de crédit avait conduit, en juillet 2020, l’assureur-crédit Tokio Marine à se désengager. Puis est venu le tour des prêteurs qui « se sont écartés de Greensill Capital suite à la dépréciation de créances difficiles, à des doutes sur les valorisations alors que le principe de base du ‘reverse factoring’ est de ne pas dénaturer la créance qui garde son prix tout au long de l’opération, indique Fabien Jacquot. Le papier change de main, mais pas de valeur ».
L’assurance-crédit joue un rôle clé dans le financement de la chaîne d’approvisionnement. « Dans l’affacturage, le recours à l’assurance-crédit peut faire illusion car cette garantie ne fonctionne pas dans des cas de fraude ou d’absence de preuve d’existence de la facture, et ce risque est écarté dans l’affacturage inversé où c’est le cédant qui remet sa facture ‘approuvée’ au financier », explique Ludovic Sarda, dirigeant fondateur de Pytheas, plateforme d’affacturage inversé. Normalement, le retrait de l’assurance-crédit n’implique pas de pertes, alors que Credit Suisse semble à la peine pour récupérer sa mise. En France, la loi bancaire – qui impose un préavis de 60 jours pour dénoncer un concours – ne s’applique pas et le financeur est fondé à retirer son financement en cas de retrait de l’assureur. Bien sûr, l’événement n’est pas indolore. « Le retrait du financement peut être brutal et confronter ses bénéficiaires à une crise de liquidité, soulève Olivier Dhuime. En outre, le ‘corporate’ est exposé à un risque de réputation car ses fournisseurs se verront refuser leurs nouvelles créances par le financeur. »
Dans l’immédiat, l’argent avancé peut toutefois être rendu aux bailleurs de fonds, au fur et à mesure que sont payées les factures, d’autant qu’un surdimensionnement (haircut) est prévu dans les montages. Mais Greensill aurait accordé des prolongations de financement au-dela des différés classiques. L’assurance-crédit semble avoir été signée « en blanc » – a priori et sur plusieurs mois.
En France, avec la loi LME de 2008, cette dérivée semble exclue : au-delà de 60 jours, la « dette fournisseurs » devient une « dette financière » et cette limite évite les déviances qui ont eu cours dans d’autres pays, comme dans le cas de Carillion en 2018 au Royaume-Uni.
Le risque de crédit reste toutefois une considération majeure car il est plus concentré que dans l’affacturage : dans le reverse factoring, le financier effectue une analyse de risque qui ne porte que sur un unique débiteur, le donneur d’ordre, responsable du paiement des factures fournisseurs. D’où l’intérêt des banques pour offrir cette solution à leurs clients. « Nous venons de mettre en place une solution de ‘reverse factoring’ Treso2 en partenariat avec la fintech Pytheas en gardant notre approche de banque, explique Frédéric Ronal, directeur industrie & transport d’Arkéa Banque Entreprises et Institutionnels. Nous n’avons pas recours à l’assurance-crédit ni à la notation par des agences : nous exerçons notre métier de banquier en choisissant les risques que nous acceptons de prendre. » En cas de difficulté du donneur d’ordre, la banque peut ajuster ses concours, Arkéa l’a fait par exemple lors du déclenchement de la crise, en mars 2020.
En France, l’affacturage inversé est ainsi destiné à des contreparties de qualité, compte tenu des risques. « Les velléités de l’utiliser à l’égard de ‘corporates’ qui recherchent un financement supplémentaire via la prorogation semblent marginales même s’il est difficile de connaître l’état du marché », précise Olivier Dhuime.
La loi LME écarte aussi toute possibilité pour le donneur d’ordre de forcer les fournisseurs à subir ses conditions. « Greensill montait parfois des solutions très dirigistes envers les fournisseurs, comme dans le cas du programme Rio Tinto, ce qui est à l’opposé de la philosophie que nous prônons sur l’affacturage inversé collaboratif », note Fabien Jacquot.
Résultat, le financement de la chaîne d’approvisionnement est autant apprécié pour ses implications en gestion de trésorerie que pour la qualité des relations entre les entreprises. Il instaure une solidarité entre les donneurs d’ordre et les petits fournisseurs qui sont souvent exclus de l’affacturage simple, compte tenu de leur moindre qualité financière. Il sert aussi à obtenir de la part des fournisseurs des contreparties sous forme d’engagements ESG (environnement, social, gouvernance), de délais de livraison et de qualité. « L’affacturage inversé est surtout pratiqué pour ses vertus collaboratives, il évite les retards, d’où les groupes de travail et réflexions en cours pour le promouvoir », détaille Ludovic Sarda.
Considérant ses effets « vertueux », le médiateur des entreprises vient de lancer une enquête dans l’idée de développer cette solution, dans le secteur privé et public. Elle est désormais appelée « paiement fournisseur anticipé » (PFA). Même sans cette nouvelle volonté de simplicité, Greensill n’opérait pas en France…


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