
Protection des investisseurs : le gendarme financier américain va-t-il trop loin ?

«En renforçant la transparence et l’intégrité des conseillers, nous contribuerons à promouvoir une plus grande concurrence et, partant, une plus grande efficacité», se félicitait Gary Gensler, président de la SEC, fin août 2023, le jour de l’adoption de la réforme portant sur l’Investment Advisers Act de 1940.
Cette réforme, qui a des répercussions sur de nombreux gestionnaires de fonds privés américains, a suscité moult réactions et critiques. Dès l’annonce, plusieurs acteurs envisageaient déjà de la contester. Certains sont passés à l’acte, à l’instar de la National Association of Private Fund Manager (NAPFM), qui s’est ralliée à d’autres plaignants pour déposer une action en justice en vue de suspendre son application.
Pour les plaignants, les mesures du régulateur américain nuisent au secteur de la gestion de fonds privés et à la relation gérants-investisseurs. Mais alors, ce recours a-t-il des chances de prospérer ou est-ce une démarche désespérée ? Pour Pierre-Emmanuel Perais, avocat associé au bureau new-yorkais de Linklaters, «les chances de succès de ce recours sont assez limitées». S’il est couronné de succès, il pourrait remettre en question l’intégralité de la réforme. «Ce type de litige est assez classique dans le paysage juridique américain et n’est pas spécifiquement propre à la réforme nouvellement adoptée par la SEC», pointe-t-il. En somme, business as usual.
Un agenda politique cohérent
Ce récent règlement s’inscrit de manière cohérente dans l’ordre du jour de la direction actuelle de la SEC, visant à renforcer la protection des investisseurs. Il génère naturellement des désaccords entre républicains et démocrates.
Les républicains ont multiplié les critiques. Le président de la commission des services financiers de la Chambre des représentants, Patrick McHenry, avait demandé à la SEC «d’abroger cette règle malavisée, qui constitue une tentative à peine voilée de dicter la gestion des fonds privés». De même, Hester Peirce, commissaire républicain, avait argué que la réforme représentait une intervention gouvernementale inutile. Les démocrates, eux, se réjouissent de cette réforme qui renforce les règles qui ont longtemps exempté les gérants de capitaux de l’obligation de fournir les mêmes informations que celles exigées sur les marchés publics.
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Bien qu’elle ne concerne pas directement les gestionnaires de fonds non américains, cette réforme pourrait donner un nouveau tempo. Elle risque d’entraîner des changements dans les pratiques de marché, les investisseurs américains s’habituant à un niveau de protection qu’ils pourraient éventuellement réclamer aux gestionnaires de fonds européens.
Rétropédalage
Par le passé, certaines réformes ont déjà été abandonnées par la SEC, comme celle portant sur les entités ad hoc d’acquisition (special purpose acquisition companies, SPAC). Cette fois-ci, la SEC est allée au bout de son projet même si elle a fait machine arrière sur plusieurs dispositions. Celles portant sur l’indemnisation des gérants «GP Indemnification», très controversées, ont été par exemple abandonnées. Ce rétropédalage n’a rien d’anormal et s’inscrit dans le mode opératoire habituel du gendarme boursier américain. «La SEC a pour habitude de proposer des textes ambitieux, qui sont revus et assouplis, suite à une procédure de consultation des membres de la communauté juridique et financière», explique Pierre-Emmanuel Perais.
Malgré un assouplissement dans la version finale, certaines dispositions continuent de préoccuper. Par exemple, les règles définitives interdisent, sous réserve de quelques exceptions limitées, aux conseillers en fonds privés d’accorder à un investisseur des droits de rachat préférentiels, si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce que ce traitement préférentiel ait un effet négatif important sur d’autres investisseurs, tout en interdisant tous les autres types de traitements préférentiels, à moins qu’ils ne soient divulgués aux investisseurs actuels et potentiels. «Ces nouvelles dispositions posent des difficultés d’ordre pratique dans une levée de fonds», commente Pierre-Emmanuel Perais.
Attractivité des fonds de continuation en jeu
À l’heure où les sorties sont de plus en plus difficiles en private equity, et où les voies historiques semblent barrées, plusieurs gérants se tournent vers les fonds de continuation pour céder leurs actifs. Ce mécanisme permet aux gérants de créer un fonds dédié avec les investisseurs (Limited Partners, LP), historiques ou nouveaux et y transférer une ou plusieurs participations afin de continuer d’accompagner les actifs.
La question de détermination du prix est donc naturellement problématique et les acteurs trouvaient un consensus en faisant appel aux attestations d’équité (fairness opinion) sur le prix de cession de la participation.
Avec ce nouveau règlement, le gendarme américain a instauré le recours systématique à ces attestations. Si cette mesure peut contribuer à réduire les conflits d’intérêts inhérents à ce type de transaction, «elle entraine une augmentation systématique des frais et des ressources pour des opérations qui sont déjà très coûteuses et complexes, y compris des opérations où la valeur ajoutée d’une telle démarche ne serait pas ostensiblement démontrée», regrette Ngowari Adikibi, avocate associée en structuration de fonds du cabinet Stephenson Harwood.
L’attractivité des fonds de continuation qui gagnent en popularité est donc en jeu, la dynamique du marché secondaire risque de changer. «Cette nouvelle règle pourrait éventuellement rendre le fonds de continuation moins attractif en tant qu’outil de gestion de portefeuille et de sortie pour des GP, et en tant que mécanisme de liquidité pour des LP», poursuit-elle.
La voie à suivre pour l’industrie du private equity reste à déterminer, mais une chose est sûre : des ajustements seront nécessaires pour prospérer dans ce nouvel environnement réglementaire.
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