L’économie de Libra

L’analyse de... Vivien Levy-Garboua, professeur associé à Sciences Po
Vivien Levy-Garboua
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Vivien Levy-Garboua, professeur associé à Sciences Po

Facebook a annoncé le lancement, en 2020, de Libra, un moyen de paiement dématérialisé, accessible sans compte bancaire, rapide et gratuit, qui permettra de régler des transactions au sein d’une communauté créée par cent partenaires prestigieux.

Libra est un animal bizarre, mélange de crypto-monnaie (par la technologie) et de monnaie traditionnelle (c’est une dette d’un acteur privé bien défini), mais privée et dédiée exclusivement aux paiements (que la promesse de ne pas faire de crédit soit crédible ou pas est une autre histoire). Il y a beaucoup à dire sur cette initiative, mais, du seul point de vue économique, quelles sont les caractéristiques et les atouts d’une telle offre ?

Les dépôts en Libra proviendront d’intermédiaires en contact avec les utilisateurs, les « revendeurs », chargés de permettre l’échange de Libra contre devises pour le compte des applications qui proposeront des transactions ou des services payables en Libra. Ces dépôts seront intégralement investis en actifs sûrs, libellés dans les devises du panier par rapport auquel Libra souhaite maintenir une parité stable. L’encours de Libra dépendra exclusivement de la demande des revendeurs, et ne sera pas influencé par une « politique monétaire » de l’association : chaque Libra supplémentaire entraînera un achat correspondant d’actifs sûrs, chaque Libra retiré sera « brûlé » en ce sens que la contre-valeur de ce Libra dans la réserve sera cédée sur le marché. Présenté ainsi, c’est une narrow bank qui est créée.

La parité de Libra est, comme dans un currency board, la moyenne pondérée de monnaies retenues dans le panier. Mais l’association Libra sera aussi un fonds avec un encours d’actifs A exprimé en unités du panier de devises. Ae = N, si N est le nombre de pièces (coins) de 1 Libra émises et si le taux de change de la Libra en devises est défini comme 1 unité du panier = e Libra. Cette seconde approche est celle d’une part de fonds. Un drôle de fonds : les porteurs de parts n’ont pas de rémunération et portent une part importante des risques. L’ambiguïté de Libra est là : si c’est une banque, elle doit être régulée ; si c’est un fonds, les porteurs de parts ont droit aux profits du fonds dont ils assument le risque.

Fluctuations inévitables

Or, le risque est réel : pour maintenir une parité fixe, si le rendement de la réserve est de 2 % par exemple, comme Facebook a indiqué qu’il n’y aurait pas de rémunération des dépôts en Libra, on a un premier problème : ou bien Libra est considéré comme un substitut parfait au panier et il y a une incohérence dans le raisonnement (en l’occurrence, Libra serait « chassé » par les monnaies du panier), ou bien Libra apporte une liquidité et un « plus » que le panier n’a pas pour justifier un taux d’intérêt nul. Ainsi conçue, Libra aura du mal à tenir la promesse de stabilité par rapport au panier de monnaie. Et, si elle la tient, elle n’évitera pas les fluctuations par rapport à la monnaie particulière de celui qui l’utilisera (cette monnaie fluctuera elle-même par rapport au panier).

La banque/fonds de Libra est une « non profit association » dont les fonds propres sont apportés par les investisseurs, et peut-être une émission de jetons (tokens) lors d’une ICO (initial coin offering) à venir. Son résultat sera reversé intégralement sous forme de dividendes aux actionnaires/titulaires de jetons. Imaginons que Libra capte 10 % de part de marché des paiements, soit en gros 10 % de M1 à l’échelle du monde. M1 représente environ 20.000 milliards de dollars. Donc, on parle de 2.000 milliards de dollars. Avec un rendement moyen de 2 %, et même si le coût de gestion est énorme (10 milliards), il reste 30 milliards de dollars de profit. Si l’apport de fonds initial est de 5 milliards, le rendement annuel est de 6 fois la mise initiale ! Au passage, dans nombre de pays en développement pour lesquels le seigneuriage est un revenu essentiel des gouvernements, cette réduction du seigneuriage pose problème.

Quels sont ses atouts (en dehors de l’attrait que pourraient y trouver les fraudeurs) ? Le service rendu, sans doute : commode à utiliser, rapide, et attractif si l’effet de réseau fonctionne bien. Le prix : c’est indispensable mais moins évident. Les intermédiaires demanderont leur marge, mais, au moins dans les transactions cross border, il ne doit pas être difficile de faire mieux que les banques, et l’avantage de coût peut être significatif. Surtout, le modèle des plates-formes sur la Toile est en place. On peut sacrifier une partie de la rente en proposant des prix attractifs ; et dans la mesure où on peut adjoindre d’autres services (c’est là que le crédit sera une tentation irrésistible), les subventions croisées seront un moindre mal du point de vue des promoteurs. En tous cas, un prix très faible est une condition sine qua non du succès. C’est l’attente du public et le seul moyen de compenser le risque et la non-rémunération.

Beaucoup dépendra aussi de la réaction des acteurs traditionnels, empêtrés dans leurs contraintes, et surtout de la réglementation qui s’appliquera. L’histoire de Libra n’est pas finie.

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