
L’actionnaire individuel n’est pas un problème, il est une solution

Daniel Haguet, professeur de finance, Edhec Business School
Comme un symbole, début août, 300.000 souscripteurs particuliers ont participé à l’introduction en Bourse du courtier en ligne Robinhood pour un prix moyen de 38,34 dollars. L’entreprise serait valorisée à plus de 32 milliards de dollars.
Cette introduction s’inscrit dans le cadre d’un mouvement général du retour des actionnaires individuels dans les marchés financiers. Selon Bloomberg, aux Etats-Unis, le poids des actionnaires privés aurait doublé entre 2010 et 2020 pour atteindre 19,5 % du total des volumes traités, l’évolution favorable étant partiellement expliquée par la démocratisation de plates-formes de courtage à moindre coût dont le dossier GameStop fut le révélateur. Les chiffres montrent que les entreprises technologiques (Amazon, Google…) ont été particulièrement favorisées.
L’observatoire 2020 de la Fédération des investisseurs individuels et des clubs d’investissement (F2IC) nous indique que, en France, 16 % des investisseurs individuels ont commencé à investir en 2019 ou 2020 et que 5 % des actionnaires individuels inactifs depuis 2018 ont repris leurs investissements en 2020.
L’Autorité des marchés financiers vient d’acter ce mouvement en publiant un baromètre trimestriel spécialisé des actionnaires individuels dont les chiffres sont éloquents : le nombre de nouveaux clients à l’achat d’actions est en augmentation depuis février 2020 (voir le graphique), cette clientèle est plus jeune et principalement engagée auprès de courtiers en ligne. L’apparition de ces nouveaux actionnaires serait concomitante à la période de confinement des français en mars-avril 2020. L’actionnaire individuel est donc de retour. Quelle est la conséquence pour les marchés financiers ?
En 1996, Fischer Black définit une différence majeure entre l’information et le « bruit », celui pouvant provenir de « gourous » ou d’analyse technique (Black, 1996). Dans la foulée, DeLong, Shleifer, Summers et Waldmann (Delong et al., 1990 (1)) présentent un modèle des marchés financiers où les agents sont séparés en deux catégories : les agents rationnels (les institutionnels) et les agents non rationnels (les particuliers ou noise traders). Les motivations de ces derniers sont plus difficiles à prédire (2), ils sont moins bien informés, et peuvent conduire les prix des actifs à diverger de leur valeur « théorique » fondamentale en empêchant l’arbitrage de jouer son rôle stabilisateur sur les marchés financiers.
La théorie suppose que ces agents « non sophistiqués » seraient rapidement condamnés. Delong et al. (1991) (3) démontrent que, compte tenu de leur capacité à générer de la rentabilité à moindre risque, les noise traders pourraient dominer le marché. En effet, les actionnaires individuels diffèrent des investisseurs institutionnels sur plusieurs points. Tout d’abord, ils investissent leur argent personnel, ce qui élimine tous les conflits d’agence bien connus des institutionnels. Ensuite, ils n’ont pas de plan de carrière pouvant biaiser leurs stratégies d’investissement comme les gérants professionnels (Chevalier & Ellison, 1999) (4). De même, ils n’ont pas à gérer des problèmes de volume de flux financiers en entrée et en sortie (Coval & Stafford, 2007)
Sur le plan macroéconomique, de multiples travaux montrent que les investisseurs individuels contribuent à la liquidité sur les marchés financiers. Ainsi, Kelley & Tetlock (2013) (5) concluent à la « sagesse » des particuliers sur les marchés financiers dont il est prouvé qu’ils sont acheteurs après la baisse et vendeurs après la hausse (Kaniel et al., 2008 ; Haguet, 2017) (6), alors que les investisseurs institutionnels auraient tendance à suivre la rentabilité passée en achetant à la hausse et en vendant à la baisse (Alti et al., 2012). Cette complémentarité contribue à la stabilité et à la liquidité des marchés financiers.
Enfin, au niveau microéconomique, nombreux sont ceux qui considèrent que la participation des particuliers à la vie des entreprises cotées constitue un enrichissement incontestable du fonctionnement de la démocratie actionnariale.
En ces temps de crise sanitaire dont les conséquences seront structurantes, l’implication croissante des actionnaires individuels dans le processus de formation des prix est la meilleure nouvelle pour le développement des marchés financiers.
(1) De Long Bradford J., Andrei Shleifer, Lawrence H. Summers & Robert J. Waldmann, « Noise Trader Risk in Financial Markets », The Journal of Political Economy, Vol. 98, No. 4, août 1990. (2) Delong et al. (1990) citent explicitement les « gourous » et l’analyse technique comme constitutifs du bruit à la place de l’information. (3) De Long Bradford J., Andrei Shleifer, Lawrence H. Summers & Robert J. Waldmann, « The Survival of Noise Traders in Financial Markets », Journal of Business, Vol 64, N°1, 1991. (4) Chevalier Judith & Glenn Ellison, « Career Concerns of mutual funds managers », The Quarterly Journal of Economics, mai 1999. (5) Kelly Erick K. & Paul C. Tetlock, « How Wise Are Crowds? Insights from Retail Orders and Stock Returns », The Journal of Finance, Vol LXVIII, N°3, juin 2013. (6) Kaniel Ron, Shuming Liu, Gideon Saar, et Sheridan Titman, « Individual Investor Trading and Return Patterns around Earnings Announcements », Journal of Finance, Vol LXVII, N°2, avril 2012.
Haguet, Daniel « The Behavior of Individual Online Investors before and after the 2007 Financial Crisis : Lessons from the French Case », Handbook of Investors’ behavior during Financial Crisis, Elsevier, 2017 Références
Altı, Aydogan, Ron Kaniel & Uzi Yoeli, « Why do institutional investors chase return trends? », Journal of Financial Intermediation, 21, 2012
Bebchuk Lucian A., Alma Cohen & Scott Hirst, « The Agency Problems of Institutional Investors », Journal of Economic Perspectives, 2018
Black, Fischer, « Noise », The Journal of Finance, Vol XLI, N°3, Juillet 1986

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