Placement privé - L’Europe cherche la martingale

Le rôle de financement alternatif au crédit bancaire du placement privé de dette n’a pas échappé à la Commission européenne. Qui a récemment, dans le cadre du plan d’action pour l’Union des marchés de capitaux, publié une étude sur le devenir de cet outil de moyen-long terme négocié entre un émetteur et un nombre limité d’investisseurs, sur la base d’« une documentation ad hoc adaptée aux particularités de l’opération », comme le souligne Marc-Etienne Sébire, associé du cabinet CMS Francis Lefebvre.
L’étude, concoctée par Linklaters et le Boston Consulting Group (BCG), entend faire germer les conditions d’un financement diversifié. Partant des bonnes pratiques des marchés déjà éprouvées et complémentaires que sont l’EuroPP et le Schuldschein. Les freins réglementaires ont pour bonne part disparu : en France notamment, côté EuroPP, ceux de l’interdiction d’investissement pour les assureurs levée par une évolution du Code des assurances puis par Solvabilité 2, ou d’organisation de la représentation des porteurs traitée par la loi Sapin 2. On attend incessamment la publication des décrets à la suite d’une ordonnance permettant le prêt direct par des fonds. Avec l’EuroPP, « tout peut être négocié lors de la structuration de l’opération, c’est du sur-mesure », plaide Pierre-André Destrée, counsel chez Linklaters. Référence à une contrainte majeure du Schuldschein : sa documentation simplifiée, « par laquelle les investisseurs se contentent de peu en termes de sécurité, a son revers car il y a pour l’émetteur autant de relations contractuelles que d’investisseurs », indique Marc-Etienne Sébire. La gestion d’engagements financiers (covenants) représente ainsi « un atout majeur pour l’EuroPP, qui permet la négociation relativement aisée des clauses en cas d’évolution de la situation de l’entreprise, avec l’application de règles de majorité, quand pour le Schuldschein un accord de chaque investisseur est requis ».
Réglementairement, la voie est donc libre. « Seule la procédure de sondage de marché du Règlement sur les abus de marchés (MAR, NDLR) devrait être précisée, un process d’émission EuroPP étant différent de celui d’une opération publique », nuance Floriano Ascensao, responsable des placements privés de dette chez Crédit Agricole CIB. Le Schuldschein n’a pas ce souci, car en tant que prêt « n’est pas considéré comme négociable… même s’il en existe bien un marché secondaire ». Dans le doute, la banque se soumet à la procédure standard contraignante. Mais ce point « équivaut à un peaufinage » des règles du jeu.
L’émetteur éligible sur les deux marchés – « ce qui nécessite souvent un statut équivalent à ‘investment grade’ pour le Schuldschein, quand l’EuroPP accueille également des emprunteurs ‘cross-over’, voire ‘high yield’ », relève Floriano Ascensao – fera son choix selon divers critères correspondant à autant de profils uniques. Outre les règles de majorité, plus simples donc côté EuroPP, le taux, « plus attractif aujourd’hui côté Schuldschein du fait de l’abondance de liquidités bancaires ». Avantage qui pourrait, selon Marc-Etienne Sébire, se retourner en période de remontée des taux et de politique monétaire moins accommodante de la Banque centrale européenne (BCE) : « Depuis fin 2017, l’EuroPP est très actif, notre cabinet en traite une dizaine actuellement, qui pourraient être finalisés d’ici à fin avril ». Autre critère de choix, la culture d’entreprise : « Celle souhaitant être plus discrète sur ses comptes », selon le cadre de Crédit Agricole CIB, souvent pour des raisons de concurrence, pourra privilégier l’EuroPP.
Mais la bonne marche de ces deux produits ne saurait contenter la Commission européenne, quand bien même leur internationalisation est effective (voir le graphique). « Pour qu’un marché émerge, il faut que tous les acteurs – emprunteurs, arrangeurs et investisseurs – soient présents et actifs. C’est le cas aujourd’hui avec l’EuroPP et le Schuldschein », note Marc-Etienne Sébire. Il s’agit donc pour la Commission de partout mobiliser les acteurs. Son souhait de déployer des « campagnes d’information » est, selon Sebastian Zank, directeur notation corporate chez Scope Ratings, « une très bonne chose, tant le déficit de connaissance est criant, portant sur les opportunités mais aussi les risques du placement privé. Le marché doit être éduqué, ces placements ne peuvent convenir à toute entreprise ». Education activement faite en France depuis le lancement de l’EuroPP.
Un guide paneuropéen
Trois pays semblent, selon l’étude, susceptibles de « créer à court terme un nouveau marché national » : Italie, Espagne, Pays-Bas. Les deux premiers ont même « déjà franchi les premières étapes et introduit des produits de mini-obligations ». Le troisième, note le document, planche sur un projet de marché « paneuropéen similaire » à l’EuroPP. « En Espagne ou en Italie, note l’analyste de Scope Ratings, certains émetteurs, avec une valorisation typiquement de 500 millions à 1,5 milliard d’euros, peuvent se sentir trop faibles pour solliciter l’EuroPP ou le Schuldschein, sans vraiment les connaître et alors mêmes qu’ils disposent à portée de main de solutions nationales. »
L’étude mandatée par la Commission sera donc, aux yeux de Marc-Etienne Sébire (dont le cabinet vient d’accompagner Groupe Lucien Barrière dans un EuroPP inaugural, lire l’entretien), « surtout intéressante pour les pays n’étant pas encore parvenus à créer un marché national ou transnational ». Pour autant, lance-t-il, « dans la foulée des travaux français notamment pour la rédaction de la charte EuroPP, un groupe de travail a été créé au niveau de l’Icma (association internationale des marchés de capitaux, NDLR) pour porter le même effort au niveau européen, et a abouti à la rédaction d’un guide paneuropéen du placement privé, très inspiré de la version française ». Dès lors, poursuit l’associé de CMS Francis Lefebvre, « si un émetteur, par exemple italien, souhaite réaliser un placement privé en droit italien, c’est possible en suivant les recommandations du guide de l’Icma. Il reste que certains pays, comme la France avec l’EuroPP ou l’Allemagne avec le Schuldschein, sont plus accueillants que d’autres, d’autant que la plupart des émetteurs restent agnostiques sur le droit applicable et sont surtout attentifs au prix à payer et aux engagements à consentir aux investisseurs ».
Pas de cadre unique
Quid donc d’un marché européen unique ? Tout en reconnaissant qu’« en général, les entreprises de tous les Etats membres de l’Union européenne peuvent émettre des placements privés dans les marchés existants », l’étude publiée par la Commission évoque un soutien souhaitable à une standardisation de la documentation et des processus. Si Schuldschein et EuroPP « sont bien initialement des produits de droit allemand et français, ils sont, financièrement et économiquement, internationaux, explique Pierre-André Destrée. Rien n’empêche une exportation juridique, à condition d’ajustements locaux ». Bruxelles ne vise pas ainsi, selon le counsel de Linklaters, un cadre unique du placement privé, mais « encourage une porosité » entre eux : « On ne peut pas ignorer les spécificités nationales, les autorités locales peuvent coordonner leurs efforts ». « Les différences entre marchés sont un bon signe car les entreprises ont besoin de solutions personnalisées », ajoute Sebastian Zank, pour qui développement international des marchés matures et émergence de nouveaux marchés nationaux peuvent aller de pair. « La documentation doit être aisément compréhensible par le marché mais pas standardisée, les approches comparables mais pas uniques, sinon autant se diriger vers la dette publique », complète-t-il. Floriano Ascensao table « plutôt sur la venue d’autres nationalités d’émetteurs sur les deux marchés développés que sur l’émergence de solutions nationales. Le marché européen existe déjà, les produits et le cadre réglementaire sont prêts, il s’agit de confirmer, après l’étude, la volonté politique d’agir pour mobiliser les énergies à travers l’Europe ».
Le débat d’unification passe par l’appréciation du risque, l’étude évoquant une « évaluation centralisée de la qualité de crédit des émetteurs par une autorité publique », et de fait indépendante. Idée tirée du marché américain USPP. Pour Floriano Ascensao, la diversité des analyses internes des investisseurs permet déjà de ce côté-ci de l’Atlantique une appréciation solide du risque. « Les investisseurs doivent, et souhaitent, faire leur propre analyse et semblent dès lors peu enclins à prôner une notation externe, source de coûts pour l’émetteur », abonde Marc-Etienne Sébire.
La Commission européenne se veut-elle chef d’un orchestre à partitions multiples ? Pourquoi pas, si l’ensemble sonne juste et attire un public d’émetteurs toujours plus nombreux.
Pour aller plus loin, l’étude de la Commission européenne dans la version digitale de L’AGEFI HEBDO

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