
Le marché secondaire de la dette privée prend son envol

Ouvert depuis peu, le marché secondaire de la dette privée connaît une dynamique de croissance impressionnante depuis trois ans. Si les volumes de transactions sont encore peu significatifs à l’échelle mondiale, ils ont presque doublé entre 2019 et 2022 (voir graphique). Au total, 17 milliards de dollars d’opérations ont été recensés l’an dernier, quand le marché secondaire du private equity dans son ensemble a dépassé pour la deuxième année consécutive la barre des 100 milliards de volumes. Selon Preqin, les montants de dette privée sous gestion dans le monde s’établissaient à quelque 1.220 milliards de dollars à fin 2022, le marché secondaire représente donc à peine 1,4% du marché primaire. Le potentiel de croissance est vaste. «Pour développer un marché secondaire, il faut un marché primaire suffisamment important. La dette primaire a désormais atteint une masse critique permettant le développement du secondaire», constate Pierpaolo Casamento, responsable de la dette privée secondaire chez Tikehau Capital, qui gère près d’un milliard de dollars pour cette stratégie.
Si l’essor récent de ce marché s’explique par une croissance plus tardive de la dette privée primaire par rapport aux autres segments du private equity, il est aussi lié à une arrivée retardée des investisseurs sur cet univers. «Les gérants en secondaire ont évolué du private equity à l’infrastructure et à l’immobilier mais toujours côté equity, qui est séparé de la dette dans les stratégies de gestion. Il n’y avait donc au départ personne de naturel pour investir dans la dette secondaire», rappelle François Aguerre, associé et codirecteur d’investissement chez Coller Capital, qui a bouclé en 2022 le plus gros fonds de dette secondaire au monde, à 1,45 milliard de dollars.
Peu d’acheteurs
Plusieurs profils de gérants se sont depuis emparés de la classe d’actifs : les spécialistes du secondaire, comme Coller, Pantheon ou Alpinvest, les experts de la dette privée à l’image de Tikehau depuis 2019 ou Apollo et Ares Management qui entrent actuellement sur le marché, et quelques rares institutionnels tel Allianz qui a annoncé fin 2022 vouloir réaliser des opérations secondaires jusqu’à un milliard d’euros. Selon les observateurs, on dénombre 10 à 15 acheteurs potentiels sur le marché dans le monde. C’est encore très peu si l’on considère la taille des encours en primaire, ce qui fait de la dette privée secondaire un marché très favorable aux acheteurs à l’heure actuelle.
Plusieurs moteurs guident la croissance des volumes d’opérations. Structurels d’abord. «Avec l’augmentation du marché primaire, il y a toujours des rotations de portefeuille de la part d’investisseurs qui ont besoin de liquidité, donc cela accroît les flux de transactions», note Pierpaolo Casamento. «Certains investisseurs qui ont investi dans des fonds de dette privée doivent parfois faire face aux nouvelles levées de leurs meilleurs gérants et doivent trouver des liquidités pour y participer, ce qui alimente le marché secondaire», expose Christophe Nicolas, managing director chez Alpinvest.
Conjoncturels ensuite, la dégradation de l’environnement macroéconomique ayant entraîné des réajustements d’allocations. «La hausse des taux initiée en 2022 a fait fortement baisser la valeur du crédit liquide. Cela a donc créé un effet dénominateur chez certains investisseurs qui se sont mécaniquement retrouvés ‘suralloués’ en non-coté et ont dû vendre des positions en dette privée», explique François Aguerre. Par ailleurs, les difficultés économiques rencontrées par bon nombre d’entreprises vont conduire, outre les éventuels défauts qui affecteront la rentabilité des fonds, soit à des allongements de la maturité des dettes, soit à des refinancements plus tardifs pour bénéficier de taux avantageux plus longtemps, ce qui impliquera un allongement de la duration des fonds. « S’il apparaît un décalage entre la duration des fonds et celle des programmes des investisseurs, cela créera des opportunités pour les investisseurs en secondaire comme nous », anticipe François Aguerre.
Marché de décotes
Mais les investisseurs devront se montrer prudents. «Il va falloir une vraie expertise crédit afin de bien comprendre la structure de capital des sous-jacents, les secteurs concernés, la présence ou non de covenants», insiste Christophe Nicolas. Heureusement pour eux, leur faible nombre les place en position de force dans les négociations et le marché secondaire de la dette privée fonctionne, contrairement à celui l’equity, quasi exclusivement sur la négociation de décotes. S’il est possible d’acheter au pair voire avec une prime un portefeuille de LBO (leveraged buyout) par conviction que la valeur nette des actifs (net asset value, NAV) sera in fine supérieure à celle prévue, ce n’est pas la logique de la dette privée secondaire, dont les flux sont connus à l’avance. Seul le recours au levier financier, beaucoup plus risqué, peut justifier l’absence de décote en dette privée secondaire, mais ces opérations sont rares. «Réaliser un retour très élevé se fait toujours au détriment des vendeurs sur ce marché, avec d’importantes décotes», souligne François Lacoste, managing partner et responsable de la dette privée chez Eurazeo.
Les décotes observées sur le marché peuvent aller de 10% à 30% de la NAV, mais elles pourraient augmenter dans certaines transactions, notamment si les sous-jacents opèrent dans des secteurs très cycliques. Sauf à ce que les gérants primaires aient déjà réajusté à la baisse la valeur de leur portefeuille (mark down) compte tenu du contexte. En termes de performance, les fonds de dette privée secondaires affichent, comme en primaire, des rendements inférieurs à ceux de l’equity, à un peu moins de 10% contre 15%. L’ajout de levier peut toutefois permettre de dépasser la barre des 10%.
Les volumes de transactions sont essentiellement alimentés par le marché américain. Tikehau estime que les Etats-Unis concentrent 70% des opérations, contre à peine 10% pour l’Europe. De même, alors que les opérations initiées par les gérants eux-mêmes pour apporter de la liquidité à leurs investisseurs (GP-led) représentent désormais la moitié du marché du private equity secondaire, celui de la dette privée secondaire est davantage porté par la vente de parts de fonds par les investisseurs (LP-led). «Nous créons davantage de valeur avec les opérations de LP-led. Les opérations de GP-led sont surtout utilisées pour permettre aux investisseurs de participer à la nouvelle levée de fonds du gérant», expose Pierpaolo Casamento.
Mais l’organisation des processus de vente par les gérants pourrait, comme en private equity secondaire, plaire de plus en plus aux investisseurs et se développer dans les prochaines années. Avec un marché de la dette privée primaire estimé par Preqin à plus de 2.200 milliards de dollars dans le monde à horizon 2027, le marché secondaire devrait continuer d’enregistrer une croissance soutenue. A condition que le nombre d’acheteurs s’étoffe significativement.
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