Fusions-acquisitions : le monde d’après

M&A - CLASSEMENT EXCLUSIF
Florent Le Quintrec
M&A fusion acquisition

Tout avait pourtant si bien commencé. Au sortir d’une période post-Covid où l’activité M&A dans le monde avait atteint des records, les premiers mois de 2022 avaient laissé penser aux acteurs des fusions-acquisitions que rien ne pouvait enrayer la machine. C’était compter sans l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a, outre provoqué des inquiétudes géopolitiques majeures, accentué des difficultés macroéconomiques que les opérateurs refusaient de voir poindre à l’horizon. La hausse des prix de l’énergie liée au conflit dans l’est de l’Europe a accéléré le retour de l’inflation dans des proportions presque oubliées pendant trente ans et incité les banques centrales à fermer le robinet monétaire qui coulait à flots toutes ces années. La hausse des taux et le manque de visibilité ont donc freiné brutalement la dynamique M&A à l’œuvre à partir de l’été.

Résultat, les volumes de transactions M&A dans le monde ont reculé de plus de 30 % en 2022, à 3.500 milliards d’euros, d’après les données de Dealogic. La baisse atteint même 37 % aux Etats-Unis et 38 % en France. Le premier semestre a néanmoins été marqué par l’annonce de grandes transactions, comme l’acquisition en janvier de VMware par Broadcom pour 69 milliards de dollars, le rachat en mai d’Activision Blizzard par Microsoft pour 68 milliards et, bien sûr, la décision d’Elon Musk de s’emparer de Twitter pour 44 milliards.

En France, en revanche, aucune opération à plus de 10 milliards d’euros n’a été annoncée l’an passé, et seuls deux deals de plus de 5 milliards ont vu le jour, à savoir la nationalisation complète d’EDF pour 9,7 milliards d’euros et la fusion des activités espagnoles d’Orange avec Masmovil pour 7,8 milliards. « Ce sont les très grosses opérations qui ont le plus souffert du retournement de cycle, admettent Jérémie Marrache et Anne Bizien, coresponsables du M&A pour la France chez Goldman Sachs. Mais les corporates sont sortis du Covid avec des bilans solides et n’ont pas de gros refinancement à faire à court terme, donc ils ont repris leur réflexion stratégique et scrutent les marchés pour voir des signes de raffermissement de la conjoncture. »

Banques fermées

Si, pour les méga-deals c’est davantage l’incertitude qui a pesé, pour les opérations plus modestes ce sont essentiellement les difficultés de financement qui ont bloqué les transactions. Peu après le début de la guerre en Ukraine, les syndications en Europe se sont arrêtées net, empêchant les banques de continuer à accorder des prêts au risque de les accumuler sur leur bilan. « Pour les dettes signées avant le conflit en Ukraine et débloquées après, les banques ont subi des pertes », rappelle un banquier dont l’établissement a vécu cette situation.

En l’absence de financement bancaire, les fonds de private equity ont dû renoncer à certains deals d’envergure. Les fonds de dette privée ont certes profité de l’absence des banques pour financer un certain nombre de LBO, mais ils ont rarement pu financer au-delà du segment upper mid. Et bien que les émetteurs notés « investment grade » aient toujours accès à la dette, son renchérissement en a conduit certains à privilégier les transactions en papier, comme l’illustrent en Europe la fusion entre Firmenich et DSM (19 milliards d’euros) et le rachat de Novozymes par Chr. Hansen au Danemark (12 milliards), toutes deux réalisées en titres.

Les volumes ont beau avoir considérablement chuté en France, cela n’a pas empêché des opérations importantes de se concrétiser. « La transition énergétique a généré de belles transactions, comme Albioma, GreenYellow ou Reden Solar. Les infrastructures ont été et devraient rester convoitées, à l’image d’Alkiem, WFS ou Saur », retrace Alexandre Courbon, responsable du M&A pour la France chez HSBC.

Les opérations de « take private » aussi se sont poursuivies, la volatilité des marchés ayant convaincu certaines sociétés que la vie hors de la Bourse était sans doute plus douce. Sauf pour Albioma, racheté par KKR, ces retraits de cote ont essentiellement été à l’initiative d’acteurs autres que les fonds de private equity. L’Etat nationalise à 100 % EDF, Schneider a mené une offre publique de retrait sur le solde du capital d’Aveva, et la Banque Postale a sorti CNP Assurances de la Bourse parisienne. « Même si les retraits de cote restent compliqués en France, beaucoup de familles actionnaires contrôlant des groupes cotés y réfléchissent, en prenant une vue de long terme sur la valeur de leur actif et considérant que le marché l’a excessivement pénalisée », souligne Augustin d’Angerville, responsable du M&A pour la France chez JPMorgan.

Au-delà de ces quelques belles opérations, l’année a surtout été marquée par le report d’un certain nombre d’offensives ou la mise en pause de processus déjà lancés, tels les cessions de Webedia par Fimalac ou le changement de contrôle abandonné de TDF. Avec la correction des marchés boursiers et la hausse des taux, et l’absence de visibilité économique, les discussions achoppent souvent sur la valorisation de l’entreprise cible. « La divergence de prix entre acheteurs et vendeurs est moins flagrante dans les secteurs résilients, comme la santé et les infrastructures. Les secteurs industriels ou de biens de consommation, souvent plus cycliques et exposés aux problématiques d’énergie et de chaînes d’approvisionnement, subissent plus d’incertitudes », remarque Patrick Perreault, responsable des fusions-acquisitions pour la France chez Société Générale CIB.

Et comme si cela ne suffisait pas, les pouvoirs publics ont décidé de ne pas faciliter la tâche aux consolidateurs. Les autorités de la concurrence ont conduit TF1 et M6 à renoncer à leur mariage tant les sacrifices pour y parvenir étaient jugés inacceptables pour les deux parties. Dans la même logique, pour affirmer la vigilance de Bercy à l’égard de toute velléité étrangère de s’emparer d’actifs sensibles français, Bruno Le Maire a indiqué, début janvier, que le seuil de déclenchement du contrôle des investissements étrangers en France serait maintenu à 10 % du capital, après qu’il avait été abaissé de 25 % à 10 % pendant la crise du Covid.

Pour les acteurs du M&A, il va désormais falloir s’adapter à ce tout nouvel environnement. Les banquiers d’affaires se montrent raisonnablement optimistes pour 2023, tablant sur une reprise plutôt au second semestre. « Le premier trimestre devrait être relativement calme mais, au second semestre, on devrait retrouver de l’activité, quand les clients auront une meilleure connaissance d’eux-mêmes et de leur industrie et donc de la valorisation des concurrents et des cibles », prévoit Emmanuel Hasbanian, coresponsable de la banque d’affaires en France chez Deutsche Bank. Il va d’abord falloir que les financements bancaires soient à nouveau disponibles, même si plus chers et plus contraignants. « Les banques de financement vont devoir sortir de leur bilan les crédits du premier semestre 2022 non encore syndiqués pour que le marché du high yield s’ouvre à nouveau », prévient Guillaume Molinier, associé-gérant chez Lazard.

Rêve américain

En attendant, les entreprises vont viser les zones économiques les plus sûres pour leurs opérations. « En 2023, on devrait observer un flux transatlantique significatif. Les Américains regardent en Europe car le dollar est fort et les sociétés sont moins chères. Et les entreprises françaises en grande forme, comme dans le luxe ou la santé, pourraient aller chercher de la croissance aux Etats-Unis, dont l’économie est stable », anticipe Kyril Courboin, le président de JPMorgan France. Certaines n’ont d’ailleurs pas attendu, comme CMA-CGM qui a racheté deux terminaux portuaires à New York, ou Saint-Gobain, qui a bouclé deux acquisitions outre-Atlantique l’an dernier. Pour les flux entrants, néanmoins, Emmanuel Regniez, coresponsable de la banque d’investissement pour la France chez Bank of America, tempère l’optimisme : « Beaucoup d’acteurs américains voient aussi le risque énergie en Europe, qui a la guerre à ses portes, donc l’effet dollar n’a pas tant joué que cela pour l’instant. »

Au terme d’une année marquée par les difficultés, le classement exclusif de L’Agefi des conseils en fusions-acquisitions bouclées en 2022 impliquant au moins une partie française consacre à nouveau Rothschild & Co, devant les deux américaines JPMorgan et Goldman Sachs. La banque domine largement ses concurrents, avec plus de 100 milliards d’opérations, dont le rachat de Suez Environnement par Veolia pour plus de 23 milliards, suivi de la vente du nouveau Suez au consortium Meridiam-GIP-CDC-CNP pour plus de 10 milliards, l’acquisition de PartnerRe par Covéa pour 8,5 milliards ou encore la cession par Engie d’Equans à Bouygues pour 7,1 milliards. Elle a donc profité de l’inertie du marché du M&A, toutes ces opérations ayant été annoncées en 2021 ou avant.

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