CRÉDITS CARBONE - Les marchés volontaires se structurent

Trop fragmentés, pas régulés, les marchés volontaires du carbone doivent se doter de normes, estiment les Nations unies.
Annick Masounave
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Les crédits carbone sont, depuis les années 1990, tirés de deux mécanismes différents que sont les systèmes dits de « cap and trade » et les mécanismes de flexibilité, fondés sur des projets tels que les MDP (mécanismes de développement propre). En 2015, l’Accord de Paris, en introduisant la notion de neutralité carbone, a relancé l’intérêt pour cette deuxième catégorie. « Les crédits carbone du MDP étaient émis dans le cadre d’un marché régulé, contrôlé par un organisme relevant des Nations unies. Pour leur communication sur la neutralité carbone, de nombreux acteurs économiques ont commencé à acheter des crédits carbone issus de projets inspirés de ceux du MDP mais gérés, cette fois, par des organes de certification privés, plus souples sur les activités éligibles », relève Alain Karsenty, économiste et chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).

Entre 2016 et 2020, le marché a augmenté de 280 %, avec près de 95 millions de crédits carbone émis en 2020 pour une valeur d’environ 430 millions de dollars, selon Voluntary Carbon Markets Initiative (VCMI). Le mouvement haussier a accéléré en 2021. Environ 300 millions de tonnes d’équivalent CO2 ont été échangées, pour un total de 1 milliard de dollars, selon Ecosystem Marketplace. L’entrée en vigueur du volet « compensation » du Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation (Corsia), effective à partir du 1er janvier 2021, a contribué à stimuler la demande.

Les crédits carbone volontaires restent un marché de niche, représentant moins de 1 % des émissions mondiales. « Cependant, au cours de la prochaine décennie, le marché volontaire fournira un mécanisme de financement précieux pour soutenir la protection des forêts existantes et la restauration des habitats dégradés, offrant des avantages immédiats pour le climat et la biodiversité, tandis que d’autres technologies qui peuvent éliminer le carbone de l’atmosphère sont mises à l’échelle », relèvent les auteurs d’une étude publiée par l’University College London (UCL).

Les Bourses reviennent

L’International Swaps and Derivatives Association (Isda) estime que la demande pourrait augmenter d’un facteur 15 d’ici à 2030 et d’un facteur 100 d’ici à 2050. Le prix de la tonne pourrait lui aussi être multiplié par 10 d’ici à 2030, atteignant entre 20 et 50 dollars par tonne métrique de CO2 d’ici à 2030, soit dix fois plus que les prix actuels.

« On assiste à une ruée d’entreprises et d’investisseurs sur ces marchés. Cela pose question. Il arrive que certains crédits puissent être comptabilisés plusieurs fois car la méthode de calcul des crédits n’est pas forcément très fiable », constate Alix Chosson, analyste senior ESG chez Candriam (voir le tableau). La hausse de la demande ne s’est pas encore traduite par une envolée des prix, avec un prix moyen de la teqCO2 à 2,51 dollars en 2021, selon Ecosystem Marketplace. Cependant, les perspectives de marché amènent un nombre croissant de places boursières à se positionner. Ainsi, dès mars 2021, le Chicago Mercantile Exchange (CME) a lancé le contrat à terme Global Emissions Offset futures (GEO), ciblant les compagnies aériennes participant à la première phase de Corsia. Un an plus tard, en mars 2022, c’est au tour d’Abu Dhabi d’annoncer la création, au cours de l’année, d’une Bourse des crédits carbone volontaires. Le London Stock Exchange a publié au mois de mai une consultation destinée à préciser les contours du futur London Stock Exchange’s Voluntary Carbon Market. Enfin, voici quelques jours, la Bourse de l’Energie allemande EEX (groupe Deutsche Börse) a annoncé le lancement prochain d’une gamme de produits.

« Cela signale la mise en place réelle d’un marché. Ces marchés volontaires n’en sont pas réellement. C’est un ensemble de transactions bilatérales, raison pour laquelle les prix sont aussi variables, allant de 3 à 70 dollars, en fonction du client. L’idée d’une Bourse, c’est de réunir l’offre et la demande et de constituer un cours qui ne soit pas la moyenne arithmétique de prix très variables. Vu l’explosion de ces transactions depuis trois ans, ces Bourses, qui ont déjà existé par le passé – certaines comme le Chicago Climate Exchange ont disparu – reviennent et vont sans doute décupler les transactions », analyse Alain Karsenty. « Il nous semble utile que des acteurs importants rejoignent ce genre d’initiative pour en améliorer la gouvernance et renforcer leur légitimité », déclare Bruno Poulin, directeur général d’Ossiam.

Mais contrairement aux marchés dits de « cap and trade » tels que le Système européen d’échange de quotas d’émission (EU ETS) ou le Regional Greenhouse Gas Initiative (RGGI) américain, ces marchés échappent encore à toute réglementation. Les crédits carbone sont délivrés par plusieurs organismes émetteurs non gouvernementaux, relève l’Isda, et obéissent à des normes différentes, telles que le Verified Carbon Standard (VCS ou Verra), le Gold Standard, l’American Carbon Registry ou la Climate Action Reserve.

Plusieurs dysfonctionnements justifient l’attention croissante des régulateurs, à commencer par l’origine des crédits émis. Entre 2010 et 2020, le volume des crédits provenant de la Redd+, ou du reboisement, a augmenté (voir le graphique page 18). « L’émission de crédits carbone tirés de la forêt devrait être assortie de garanties fortes. Pour neutraliser totalement les effets du CO2 dans l’atmosphère, il faut que le carbone y soit stocké pendant bien plus d’un siècle », selon Alain Karsenty. Ces projets présentent davantage de risques de fuite de carbone que dans d’autres secteurs. Mal conçus, les marchés du carbone peuvent diminuer la confiance, saper les efforts de décarbonation et augmenter les émissions, selon les experts du programme Climat et Forêts des Nations unies. Les crédits carbone émis par des sociétés pétrolières ont également suscité des controverses.

« Le fonctionnement des crédits carbone est guidé par deux notions que sont l’additionnalité et la permanence : il faut s’assurer que ces projets associés à l’émission de crédits vont absorber ou réduire les émissions de CO2 dans le temps et que, en outre, la réduction d’émissions de CO2 considérée n’aurait pas eu lieu sans le financement de ce projet. En conséquence, la validité de certains projets adossés à des forêts situées dans les parcs nationaux aux Etats-Unis, qui ne peuvent pas être considérées comme étant menacés, fait débat », précise Aela Cozic, analyste ESG (environnement, social, gouvernance) chez Fidelity International.

De plus, l’hétérogénéité des crédits carbone distribués dans le cadre de ces marchés rend plus complexe la vérification des engagements net zéro des entreprises. Ce constat a motivé la rédaction de l’article 6 de la déclaration finale de la COP26 de Glasgow, qui pose les bases d’un cadre inspiré par le MDP, et dont le pilotage serait confié à un organe de surveillance. Parmi les missions confiées à ce dernier, figure le soutien à la transition des activités du MDP vers le mécanisme décrit dans l’article 6.4. « L’augmentation de la crédibilité et de l’intégrité de ces marchés et un meilleur alignement entre les marchés volontaires et les marchés régulés peuvent accroître l’adoption et l’efficacité de ces marchés dans la réalisation de leurs objectifs (…). Le mécanisme prévu à l’article 6.4 pourrait ouvrir la voie à l’élaboration d’un nouveau mécanisme de crédit qui éviterait les lacunes du mécanisme pour un développement propre », selon Oxford Energy. Aux Etats-Unis, la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), qui étudie le fonctionnement de ces marchés depuis 2020, doit publier prochainement des principes directeurs visant à encadrer le fonctionnement des acteurs des marchés primaires et secondaires.

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