Des milliards d’encours sous gestion concernés, des centaines de fonds déclassés et des sociétés de gestion qui s’inquiètent de plus de plus de leur réputation et de leur crédibilité vis-à-vis de leurs clients. Les contours flous du concept d’investissement durable, tirés du règlement SFDR («Sustainable Finance Disclosure Regulation ») qui touche à la publication d’informations durables, ont engendré un chaos dans l’industrie de la gestion d’actifs. Au cœur de cette confusion, une question étymologique : comment définir la durabilité. Ce terme reste sujet à des débats âpres entre régulateurs, sociétés de gestion et investisseurs professionnels. Les débuts de l’encadrement réglementaire de la finance durable avaient pourtant l’air parfait. Grâce à la réglementation européenne SFDR, l’industrie a lancé ou reclassé des centaines de fonds «article 9»,c’est-à-dire que les gérants déclarent que l’investissement durable est l’objectif de leurs stratégies. Mais depuis la rentrée, un fort doute s’est installé sur la pertinence de ces produits au regard de la réglementation et des attentes des clients. Les sociétés de gestion se retirent les unes après les autres de ce segment, sous le poids des critiques et des risques juridiques. Elles ne seraient pas certaines de ce que le régulateur européen entend par «investissement durable». Pourtant, SFDR possède en son sein une définition : au paragraphe 17 de l’article 2, on peut lire que l’investissement durable est, en substance, un investissement dans une activité économique contribuant à un objectif environnemental ou social, tout en assurant des bonnes pratiques de gouvernance et ne causant pas de dommages significatifs («Do no significant harm» en anglais). Cette approche laissait une ouverture pour que les sociétés de gestion puissent plancher en privé sur une partie de la définition, celle de l’impact social. Celle de l’aspect environnemental, indexé juridiquement à la taxonomie européenne, était moins sujet au doute. «La taxonomie européenne ne couvre que l’aspect environnemental et cela uniquement pour certaines activités économiques. Il reste encore 4 objectifs environnementaux sur 6 à compléter. La définition d’un investissement durable selon la taxonomie européenne est applicable aux activités et critères couverts par cette taxonomie, qui contient des spécificités et des indicateurs détaillés», explique Frédéric Vonner, partner, Regulatory Advisory Services, PwC Luxembourg. Cette différenciation entre ce qui relève de l’environnement et ce qui touche au social est l’une des grandes raisons des accrocs du moment. Pour Frédéric Vonner, la dichotomie dans l’application de cette définition rend en effet plus difficile la comparaison des fonds, ce qui pourrait conduire à la baisse certaines ambitions extra-financières. L’AMF veut éviter la dispersion des définitions de la durabilité La situation embarrasse en premier lieu les régulateurs nationaux. L’Autorité des Marchés Financiers (l’AMF) a bien demandé, il y a un an, davantage de précisions au régulateur européen. En vain. « Le règlement SFDR impose de communiquer sur la proportion des investissements durables, une notion qui n’est pas bien définie. L’absence d’une définition suffisamment précise de ce qu’est un fonds article 9 nous semble également problématique en termes de communication de la part des gérants », souligne Philippe Sourlas, secrétaire général adjoint chargé de la direction de la gestion d’actifs à l’AMF. La réponse pourrait prendre du temps, puisque même l’Esma, tout comme l’EBA et l’Eiopa, ont dû se tourner vers la Commission pour clarifier la définition de la durabilité. En attendant, l’AMF se limite en grande partie à son rôle de gendarme de la commercialisation et de la communication. « En ce qui concerne la classification des fonds, il est clair que le côté imprécis de certaines définitions complique notre capacité à superviser ces choix de classification même s’il existe quelques exigences sur la constitution des fonds classés en Article 9 », indique Philippe Sourlas. Et le régulateur français espère bien que la notion d’investissement durable soit une bonne fois pour toute clarifiée au niveau européen, afin d’éviter une fragmentation. « Si chaque régulateur utilise sa propre définition de l’investissement durable, cela posera un certain nombre de difficultés notamment pour des fonds distribués dans plusieurs pays européens en même temps. Nous préférerions avoir une définition européenne plus précise pour permettre d’avoir une communication et une activité de conseil plus homogènes entre les acteurs », a déclaré Philippe Sourlas. Le flou impacte les relations commerciales des sociétés de gestion Pour le moment, le régulateur français veut surtout s’assurer que ce manque de définition ne se traduit pas par l’apparition de cas de greenwashing dans l’Hexagone. « Nous essayons de pousser les sociétés de gestion à avoir une approche de durabilité suffisamment documentée et justifiée. Nous souhaitons éviter que l’imprécision existante dans la définition européenne ne serve de prétexte à avoir une approche superficielle du sujet. Nous attendons que les sociétés de gestion fassent des efforts pour être précises et avoir une définition interne de cette notion qui soit bien construite », explique Philippe Sourlas. Le risque de greenwashing n’est pas que juridique pour les sociétés de gestion. La réputation est aussi en jeu. «Il y a un risque de greenwashing lié à la définition elle-même ainsi qu’un risque de communication lié à l’adéquation entre les attentes de chaque client quant à la notion d’investissement durable et la réalité de la méthodologie», indique Pierre Moulin, responsable mondial des produits et du marketing stratégique de BNP Paribas AM. Pour contourner ces risques, il estime que les sociétés de gestion doivent développer une méthodologie systématique fondée sur des critères objectifs, clairs et quantitatifs, et faire preuve d’une transparence poussée sur cette méthodologie. Ce flou n’est pas sans conséquence dans les relations commerciales pour les sociétés de gestion. D’une part, l’absence de définition précise va influencer la prise en compte des préférences de durabilité des clients par les conseillers en gestion du patrimoine (CGP) dans le cadre de MiF2. Dorénavant, ces conseillers doivent recueillir les préférences extra-financières de leurs clients, et notamment sur le critère de pourcentage d’investissement durable du fonds. « Ici, on bute sur la même difficulté de définition parce que celles contenues dans MiF 2 sont très principielles », fait remarquer Philippe Sourlas. La qualité de la définition de l’investissement durable par une société de gestion est aussi questionnée par les clients institutionnels dans leurs due diligence et parfois dans leurs appels d’offres. Et ils sont de plus en plus nombreux à vouloir voir des critères de gestion extra-financière clairs dans la gestion des fonds. « Même s’il n’y a pas de définition précise de l’investissement durable, il y a certains critères à suivre pour un fonds article 9, tels que les principales incidences négatives (14 indicateurs E et S) ainsi que la contribution positive à un objectif social ou environnementale, sans causer de préjudice important à aucun de ces deux objectifs. Pour certains fonds, ces contraintes se rajoutent à celles qui découlent par exemple de leur labellisation, comme la nécessité de justifier que la notation de chacun des titres dans le portefeuille ne soit pas dans le dernier quintile et que chacun des critères E, S et G ait une note relativement bonne », témoigne Adrien Dumas, directeur de la gestion et gérant actions chez Mandarine Gestion. Le travail de définition semble finalement être un travail collectif à grande échelle.