
Marie-Anne Barbat-Layani : «Le coût de l’intermédiation d'épargne reste élevé»

Quel regard portez-vous sur la santé des gestionnaires d’actifs ?
, C’est un secteur très diversifié et pour lequel la France est bien placée au niveau européen. Il se caractérise par un double mouvement. D’une part, un très grand dynamisme entrepreneurial, avec des créations de sociétés de gestion qui ont été encore nombreuses en 2022 malgré la baisse des marchés financiers. La France compte désormais plus de 700 sociétés de gestion. Par ailleurs, le secteur bénéficie aussi de la présence de grands acteurs nationaux et internationaux, qui ont tendance à se concentrer. La France est la plus grande place européenne en nombre de sociétés de gestion implantées sur le continent.
Regrettez-vous que la France soit toujours en retard sur la domiciliation de fonds ?
Le Luxembourg et l’Irlande, notamment, sont très compétitifs et ont pris un temps d’avance sur nous en ce qui concerne la domiciliation des fonds. Même s’il faut se réjouir que les compétences, et notamment la gestion financière, soient logées chez nous, vu le nombre de sociétés de gestion en France, cela reste un point d’attention pour l’Autorité des marchés financiers (AMF). Nous devons nous questionner en permanence sur notre agilité en tant que régulateur. Il ne s’agit pas de jouer au moins-disant réglementaire, ce n’est pas notre ADN. Mais nous devons nous « benchmarker » régulièrement. Notre marque de fabrique est de jouer un rôle positif pour le secteur, tout en étant exigeants : l’enjeu principal reste la protection des investisseurs.
Au niveau européen, les règles du jeu sont connues et harmonisées. Commercialiser un fonds luxembourgeois ou irlandais repose a priori sur les mêmes obligations que pour un fonds de droit français. Ce sont les règles du passeport européen. Si un autre régulateur accorde ce passeport à un fonds étranger, nous ne pouvons plus intervenir, à part sur la documentation de commercialisation. Mais nous devons nous assurer que, s’il y a des différences de pratiques ou d’exigences, l’investisseur en soit bien informé. La convergence des pratiques de régulation est donc essentielle. Je ne vous cache pas qu’il y a eu parfois des discussions « animées » au sein de l’Autorité européenne des marchés financiers (Esma) lors de nos peer reviews.
N’est-ce pas une bataille perdue ?
Il est vrai qu’au début des années 2000 nous étions le premier pays européen en termes de domiciliation de fonds et nous avons perdu des parts de marché en Europe. Le Luxembourg et l’Irlande ont su se positionner sur la « marque » OPCVM, notamment pour la distribution transfrontière. Le marché français reste cependant dynamique et, en 2023, nous avons repassé la barre des 12.000 fonds, avec une croissance de 3 % en nombre de supports. Je pense encore une fois qu’en nous questionnant sur notre compétitivité, nous pouvons éviter le phénomène de rémanence lié à la réputation de certains pays. On évoque souvent les sujets fiscaux mais ce n’est pas si évident. Il y a, par exemple, la taxe d’abonnement au Luxembourg, qui est tout de même de cinq points de base par an pour les parts et qui n’a pas d’équivalent en France. La fiscalité des particuliers sur les rendements est en outre liée à leur propre domiciliation, pas à celle des fonds.
Pourquoi considérez-vous qu’il faut maintenir le système des rétrocommissions (inducements) alors que Bruxelles souhaiterait les supprimer ?
C’est un sujet politique qui va faire l’objet dans les prochaines semaines d’une proposition de la Commission européenne dans le cadre de la Retail Investment Strategy. Il sera ensuite débattu au Parlement et au Conseil. Très peu de pays ont adopté en Europe la suppression des rétrocessions : le Royaume-Uni, mais qui ne fait plus partie de l’Union comme chacun sait, et les Pays-Bas. Si supprimer les rétrocessions était la pierre philosophale, tout le monde l’aurait déjà fait. L’idée est extrêmement séduisante, mais elle n’offre aucune garantie en matière d’amélioration de la situation de l’investisseur en termes, à la fois, de transparence et de coûts de son épargne, et de qualité de conseil comme d’accessibilité.
J’ai déjà dit que je craignais l’apparition de « déserts » de conseil financier. La structure du marché français de l’épargne, très intermédiée par les réseaux bancaire et d’assurance, est beaucoup plus proche de celle de l’Allemagne, qui s’est déjà prononcée de manière très forte contre l’interdiction des rétrocessions. Certaines études, dont les conclusions restent à débattre, montrent qu’en dessous de 100.000 euros les particuliers ne bénéficient plus de conseil dans un modèle sans rétrocessions. Nous avons un vrai doute en France sur le fait que les gens accepteront de payer pour un conseil sur leur épargne. Il est fort possible qu’ils se tournent plutôt vers internet, ou pire, vers des influenceurs, dont beaucoup n’ont aucune compétence en matière financière. Ce serait regrettable alors que le conseil est très encadré en France et que même si le système n’est pas parfait, il s’est énormément amélioré depuis la directive MIF2 (Marchés d’instruments financiers).
Mais ce système ne contribue-t-il pas à facturer l’épargnant au-delà du raisonnable ?
La situation actuelle n’est pas totalement satisfaisante. Le coût de l’intermédiation en matière d’épargne reste élevé. La situation s’est légèrement améliorée depuis la directive MIF 2 (Marchés d’instruments financiers), qui a permis de mieux encadrer le conseil et son objectivation par rapport aux besoins des épargnants. Pour améliorer davantage la situation, les acteurs financiers doivent avancer sur deux sujets. D’abord la transparence sur les frais : le client doit savoir exactement ce que perçoit le conseiller en face de lui. Et ensuite la valeur ajoutée du conseil pourrait être meilleure : les gens doivent avoir le sentiment d’en avoir pour leur argent. La Retail Investment Strategy devra permettre d’apporter des réponses sur ces deux sujets.
Toujours dans le domaine des frais, pourquoi attendre 2026 pour imposer la suppression des commissions de mouvement dans les fonds, une particularité très française ?
L’existence de ces commissions posait un problème de conflit d’intérêts, puisqu’elles pouvaient inciter le gérant à faire tourner son portefeuille, et de connaissance ex post des frais pour le client. Leur interdiction figurait dans la proposition de loi des sénateurs Jean-François Husson et Albéric de Montgolfier relative à la protection des épargnants, mais a été supprimée car le règlement général de l’AMF avait introduit récemment cette mesure d’interdiction. Cela montre que lorsque nous constatons des abus, nous pouvons aller jusqu’à l’interdiction. La transparence sur les frais doit aussi permettre d’éviter un report excessif de ces commissions sur d’autres types de frais comme les frais de gestion. Pourquoi 2026 ? Quand on demande à un modèle économique de changer, il faut lui donner le temps de s’adapter. Les commissions de mouvement facturées par les fonds représentent un enjeu d’environ 500 millions d’euros par an de chiffre d’affaires pour toute l’industrie.
L’AMF a précisé en février ses attentes concernant les obligations de transparence en matière de finance durable, voulues par le règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure). Quel est votre objectif ?
Nous avons publié un « position paper » pour faire avancer le débat au niveau européen. SFDR est un régime de pure transparence, sans définition de ce qu’est un investissement durable, et sans fixer de critères ou d’exigences minimales. Cela a pu donner lieu à des malentendus. Les investisseurs ont cru que les fonds article 8 et article 9 équivalaient à des labels de durabilité mais le problème de la définition de la durabilité demeure. L’idée est que la Commission européenne fasse des propositions sur le niveau 1 de SFDR pour préciser certains éléments objectifs. Cela risque de prendre encore deux ou trois ans, mais nous espérons des propositions avant la fin de la mandature de l’actuelle Commission dans l’idéal.
Mais pourquoi aucun élément social ou de gouvernance n’est-il intégré alors que SFDR traite de l’ESG dans son ensemble ?
L’idée n’est pas de dire que l’environnement est plus important que le social ou la gouvernance. Nous avons simplement constaté qu’il y a une forte demande des investisseurs pour des investissements qui, a minima, ne dégradent pas davantage l’environnement, ou qui y contribuent positivement. Dans le cadre de notre devoir de protection de l’investisseur, nous devons encadrer ces sujets. Nous disposons aussi d’un peu plus de bases techniques, comme la taxonomie européenne, qui existe dans le domaine de l’environnement mais pas dans le social. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas se saisir des autres sujets et travailler dessus.
Depuis le 1er janvier, les investisseurs ont accès à un nouveau document d’information clé, le DIC, dans le cadre de la directive Priips sur la protection des épargnants. Comprenez-vous les critiques qu’il suscite ?
Nous entendons certaines critiques, mais il faut rappeler que l’objectif de Priips était de produire des documents d’information comparables entre produits d’investissement qui ont des structures juridiques différentes : contrats d’assurance-vie, produits structurés et organismes de placement collectif (OPC). L’industrie des fonds a eu des difficultés à accepter un document qui ne correspond pas à ce qu’elle fait depuis dix ans. Mais on ne peut pas dire que les sociétés de gestion ont été prises de court, car Priips s’applique sur les autres produits destinés aux investisseurs particuliers depuis 2018. Le calcul de l’indicateur SRRI (synthetic risk and reward indicator, NDLR) est plus complexe et ne correspond plus seulement à un indicateur de volatilité de la valeur liquidative, qui était trop simpliste. Il prend aussi en compte des risques qui ne se sont pas forcément matérialisés dans la valeur liquidative, notamment les risques de crédit. Des fonds actions se sont retrouvés à afficher un indicateur de risque beaucoup plus bas qu’auparavant sur une échelle qui comporte toujours sept points comme celle de l’ancien SRRI. Inversement pour des produits obligataires, dont le risque de crédit est mieux pris en compte.
L’ouverture du private equity aux investisseurs particuliers est-elle compatible avec l’objectif de protection de l’investisseur, surtout dans un environnement plus dégradé pour le non-coté ?
Je dirais oui, dans l’absolu. Aujourd’hui, rien n’interdit aux investisseurs particuliers d’investir en private equity. Mais il existe très peu de fonds ouverts, ce qui rend le marché quelque peu élitiste et réservé aux gros patrimoines. Cela va changer avec la révision du règlement Eltif sur les fonds européens de long terme. Elle prévoit la mise en place de fonds d’investissement ouverts qui pourront investir notamment dans le private equity afin de financer l’économie réelle. L’AMF compte bien sûr s’assurer, comme le cadre européen va le prévoir, du niveau de protection de l’investisseur, de l’existence d’outils de gestion de liquidité, comme les préavis de sortie ou la liquidité des gérants, de la transparence et de l’information des épargnants. Il faut éviter certaines désillusions liées à une mauvaise compréhension des risques.
La place financière de Paris, dont l’AMF, a été très active pour susciter l’implantation d’un écosystème crypto en France. A posteriori, après tous les scandales de 2022, dont FTX, regrettez-vous d’être allés trop vite ?
Je pense que nous avons eu raison d’être actifs et de vouloir accueillir à Paris ceux des acteurs qui entendaient entrer dans une logique de régulation au sein d’un univers qui, avant la loi Pacte, ne répondait à aucune règle. Une soixantaine ont joué le jeu de l’enregistrement mais personne n’a encore passé la barre de l’agrément. Or la procédure d’enregistrement est minimale, elle concerne par exemple l’honorabilité des dirigeants mais ne protège pas l’investisseur. Elle reste préférable à l’absence totale d’enregistrement : je rappelle que FTX n’était même pas enregistré comme prestataire de services sur actifs numériques (PSAN) en France.
En complément, nous avons donc beaucoup communiqué auprès des épargnants pour leur rappeler qu’ils n’étaient pas protégés. Mais il est temps de sortir de l’approche « bac à sable ». La réglementation européenne MiCA (Markets in Crypto-Assets), qui s’est inspirée du cadre français, ne prévoira plus in fine qu’un seul régime, l’agrément, en octobre 2024. D’ici là, le législateur a introduit un régime transitoire, un enregistrement amélioré qui permet par exemple au superviseur de vérifier la sécurité des systèmes informatiques du PSAN. Trois régimes coexisteront donc d’ici à l’entrée en vigueur de MiCA, ce qui demande des efforts supplémentaires à l’AMF, mais il s’agit au bout du compte d’un bon compromis.
Plus d'articles du même thème
-
Le premier ministre japonais entend changer la dynamique du marché local de la gestion d’actifs
Le premier ministre japonais Fumio Kishida a assuré, lors d’un discours à l’Economic Club of New York en date de jeudi 21 septembre, que son gouvernement allait « encourager la gestion d’actifs sophistiquée et solliciter les nouveaux entrants sur le marché » pour transformer l’épargne des ménages japonais en investissements, relate Reuters. -
Le régulateur chinois surveille les hedge funds quantitatifs
Les activités de certains hedge funds quantitatifs ont attiré l’attention du régulateur chinois des marchés financiers, China Securities Regulatory Commission (CSRC), selon Reuters, qui s’appuie sur des sources anonymes. -
Le régulateur américain adopte ses nouvelles règles sur les dénominations de fonds d’investissement
Les sociétés de gestion devront justifier qu'au moins 80% du portefeuille de leurs fonds distribués aux Etats-Unis ont un lien concret avec leurs noms.
Sujets d'actualité
- Gestion privée : l’Europe va connaitre un de ses plus grands transferts de richesse
- Alexandre Claudet, président d’Aestiam : "Ce qui se passe sur le marché des SCPI n'est pas catastrophique"
- Les gérants de SCPI passent leurs difficultés au tamis
- Lorenzo Gazzoletti: « Richelieu Gestion est en quête d’acquisitions »
- Amundi ajoute un fonds event driven à sa plateforme de hedge funds Ucits
Contenu de nos partenaires
-
Exclusif
Séisme au Maroc: dans les coulisses du jour le plus long de Mohammed VI
L'Opinion a reconstitué les premières heures post sinistre du roi du Maroc pour répondre à la catastrophe naturelle la plus mortelle de son règne -
Spécial Pologne
« Les Russes veulent revenir » - la tribune d'Eryk Mistewicz
« Il y a 30 ans, le dernier soldat soviétique a quitté la Pologne. À en croire les idéologues de Poutine, les Russes aimeraient aujourd'hui retourner en Pologne et dans toute l'Europe centrale. Nous faisons tout, nous, Polonais et Ukrainiens, Français aussi, tous en Europe et aux États-Unis, pour les en empêcher », explique le président de l'Instytut Nowych Mediówryk. -
Editorial
Antonio Guterres, le prophète de malheur qui ne fait peur à personne
Le Secrétaire Général de l’Onu va crescendo dans les prévisions apocalyptiques